Cet été 2010 le loup a continué de faire des victimes à la Grande Cabane, comme à chaque estive depuis son arrivée en 1996.
Cette année en 3 attaques, 19 brebis ont été tuées, 22 blessées et 17 disparues, soit un total de 47 bêtes, moins 11 qui ont guéries de leurs blessures par nos soins.
La première attaque est survenue dans la nuit du 20 au 21 juillet, sur un lot de brebis qui s'était naturellement séparé du troupeau durant la journée. Suite à d'infructueuses recherches, il est arrivé seul à 300m de la cabane, tard le soir, et s'est couché à proximité d'un groupe de randonneurs avec des ânes. Nous le pensions en sécurité avec tant de monde, d'autant plus que les ânes sont parfois utilisés à la place des pâtous, on ne l'a pas rentré au parc de nuit avec le reste du troupeau. Le matin à 5h, JP a entendu un branle bas de combat, « carreau !! » comme il dit. Les attaques sont faciles à localiser puisque dans les quelques heures qui suivent, une ruée de plus de cinquante vautours tournoie au dessus du lieu fatidique. Dans la journée on récupère le lot terrorisé, plusieurs brebis sont égorgées mais suivent encore les autres. En les soignant on voit très bien que les trous des dents sont minuscules. Alors non ce n'est pas un chat, ni un lynx, mais bien le loup, des louveteaux plus particulièrement, qui apprennent le BA BA de la chasse. Ce sont les pires attaques, puisqu'ils n'arrivent pas à tuer du premier coup, ils mordillent, déchirent la peau quand la brebis se débat, s'en prennent à une autre, puis encore une... Le plus dur à supporter et qu'ils ne mangent rien, c'est juste pour apprendre, pas pour se nourrir !!
Les deux autres attaques ont eu lieu le 6 et le 14 aout, dans des conditions quelque peu différentes. Elles ont également touché des lots qui s'étaient coupés du troupeau pendant la journée, mais ces fois ci ils ne sont pas rentrés à la cabane, mais sont allés dormir sur les crêtes, leur ancienne couchade naturelle du temps où il n'y avait pas de loup. Ce n'est pas faute de les avoir cherchés, mais c'est vraiment difficile de retrouver un lot de quelques centaines de bêtes dans une montagne boisée et vallonnée comme la notre, il faut quasiment tomber dessus pour les voir et les entendre. Même les sonnailles de JP, aussi nombreuses soient elles, ne nous aident pas toujours. Le vent fréquent emporte tous les sons, les échos nous induisent parfois en erreur, surtout moi qui n'ai pas encore bien l'habitude. C'est pourquoi on s'est vraiment senti impuissants face à ces deux attaques. Lors de la dernière attaque, une brebis dans de sa fuite s'est empalée dans un arbre. Le garde de la réserve venu faire le constat ne voulait pas la considérer comme conséquence du loup, disant au berger que c'était peut être lui qui l'avait mise là. C'est le monde à l'envers!! Faut quand même avoir l'esprit tordu pour penser qu'un berger puisse en arriver là, même si le garde l'a dit par provocation, ce n'était pas le moment de dire une telle chose, JP était déjà fou de trouver ses brebis dans de tels états. Je comprends bien sa rage contre les écolos, bien que ce soit trop généraliste. Il y a des choses qu'il faut vivre pour les comprendre.
Avis aux randonneurs, il est donc vivement déconseillé de demander au berger s'il a déjà vu le loup par exemple, le ton change aussitôt, la gorge se serre et ne laisse échapper bien souvent que de vives insultes contre les écologistes du monde entier (selon lui tous pro loup), le reste étant rongé par la colère de cette impuissance face aux attaques et toutes les conséquences du retour du loup. Car les conséquences sont grandes ici à la Grande Cabane, quelles soient directement liées aux attaques, ou simplement induites par la présence du prédateur.
A la suite d'une attaque, le travail du berger est énorme, c'est pourquoi il est nécessaire d'avoir un aide berger. Il faut tout d'abord chercher le lot attaqué, il arrive souvent qu'il se disperse lors de l'attaque, ce qui ne facilite pas la tache. L'année dernière ce fût tout le troupeau qui s'est fait attaqué pendant la journée, il y avait des lots un peu partout... Il faut ensuite compter le troupeau pour savoir combien il en manque et trier les blessées. On doit également chercher les victimes afin que les gardes de la Réserve puissent les constater, sans quoi l'éleveur n'est pas indemnisé. Et enfin, le plus dur à mon goût est de soigner les blessées, vider le pue, les désinfecter, recoudre si nécessaire, et faire un joli pansement pour éviter que les mouches y pondent leurs œufs affamés. Malgré toutes ces attentions, la moitié des blessées n'ont pas survécues cette année.
Outre ces conséquences directes, la présence du loup à la Grande Cabane oblige à une réorganisation du mode de garde, entrainant des effets néfastes sur le milieu et a nécessité un investissement couteux.
L'organisation du travail a effectivement bien changé depuis l'arrivée du loup. Avant, les brebis se gardaient quasiment seules, elles connaissent la montagne comme leur poche et ont suffisamment de large pour ne pas manger l'herbe des voisins. Le berger devait se lever très tôt pour s'assurer qu'elles partent du bon coté le matin, ce qui lui laissait du temps pour s'occuper des boiteuses, arranger les parcs, faire du bois, les courses et tout le reste vu qu'il était seul.
Aujourd'hui, le simple fait de rentrer l'ensemble du troupeau au parc tous les soirs nécessite une garde plus rapprochée, quasi permanente pour éviter qu’elles ne se coupent. Le seul moment où elles sont seules est pendant la chôme (de 11h à 16-17h il fait trop chaud, les brebis s'arrêtent à l'ombre si possible, et ruminent) puisque l'on rentre manger à la cabane. Mais il arrive souvent qu'elles se coupent en déchômant, certaines restent à chômer alors que les plus affamées démarrent déjà. Si on arrive trop tard, qu'elles se sont déjà séparées, il faut les chercher. Ce n’est pas le seul moment ou le troupeau se coupe, cela peut arriver n'importe quand dans la journée et même en étant avec les bêtes.
De plus, lorsqu'elles couchaient naturellement, elles mangeaient jusque tard le soir et se levaient tôt le matin, horaires que l'on ne peut assurer (on ne va pas les rentrer à 23h... merci de votre compréhension). C'est donc un manque à gagner pour leurs panses, mais également pour l'herbe. Aujourd'hui la qualité de l'herbe en crêtes se dégrade, ainsi qu'à d'autres endroits où elles passaient le soir pour rejoindre leur couchade. Cette année on a essayé de faire manger ces quartiers plus tôt, avant que l'herbe ne durcisse, afin que les brebis les nettoient mieux, les effets ne seront visibles qu'à moyen terme. De plus, les couchades naturelles sont choisies selon leurs critères, ce qui leur permet de dormir toujours à l'abri du mauvais temps, au propre et au sec, ce qui est loin d'être le cas dans un parc de nuit qui se salit rapidement, favorise les boiteries et dégrade le milieu. En effet la sur-fréquentation provoque des problèmes d'érosion du sol et de pollution de l'eau, surtout dans ce gruyère de calcaire qu'est le Vercors, où l'eau s'infiltre rapidement. A cause du au parc de nuit, les brebis mangent donc moins, l'herbe se dégrade et des problèmes d'érosion et de pollution de l'eau peuvent apparaître. Ces arguments devraient peser pour des écologistes, mais non, l'intérêt du loup est plus grand que ces atteintes à l'environnement, j'ai beaucoup de mal à comprendre, étant moi même écolo.
Enfin, puisqu'on doit les rentrer au parc, les brebis ne boivent plus la rosée en mangeant à la fraicheur du soir et du matin. Il a donc fallu créer tout un système d'abreuvage financé par le Conseil Général. Il est constitué d'un captage d'une source temporaire, de citerne et de bâches servant de réserve, ainsi que plusieurs points d'eau avec des abreuvoirs reliés aux réserves par des tuyaux. De plus les bâches sont protégées par une clôture afin d'éviter que les brebis ne les piétinent lorsqu'elles sont vides. Autant d'équipements couteux qui ne servent que lors de bonnes saisons bien arrosées, la source ne se déclenche pas en cas de sécheresse…
Le parc de nuit fait parti des trois mesures de protection contre le loup proposées : parc, patous et aide berger. Pour être indemnisé en cas d'attaque, l'éleveur doit souscrire à au moins deux mesures sur les trois. Nous on a les trois et ce n'est pas suffisant, mais plutôt contraignant.
Parlons un peu des patous. Ils sont dissuasifs et protecteurs s'ils sont présents lors de l'attaque, mais en l'occurrence aucun des trois n'avait suivi les lots coupés, tous étaient restés avec le troupeau. C'est bien connu dans le milieu « les patous ça fait pas tout ». C'est même souvent le contraire, ils ont tendance à déranger les brebis dans leur travail en s'amusant entre eux, en courant et aboyant après le moindre bruit ou mouvement. Ce n'est pas rare qu’ils changent même le biais des bêtes (biais: parcours que les brebis font sur la journée), jusqu'au demi tour complet... comment peut on savoir où elles sont après? Il arrive aussi, mais plus rarement heureusement, que ce soient eux les responsables des lots coupés, je n'ai pas été témoin de ce cas de figure, mais JP oui. Ils ne sont pas non plus un atout pour la faune sauvage de la réserve, ils ont beau être dressés pour protéger le troupeau, ils restent néanmoins des prédateurs pour les autres animaux. Encore un argument en faveur de la biodiversité qui ne résonne pourtant pas dans les oreilles des écologistes. Et sans parler des randonneurs qui se font mordre lorsqu'ils s'approchent trop des troupeaux. C'est arrivé l'an dernier sans poursuites sérieuses, contrairement à un collègue (éleveur berger) du Vercors, qui a bien failli perdre un procès pour une histoire similaire. Cela aurait été un comble de devoir payer pour une pseudo faute que l'on subi à la base. Je dis pseudo faute car les randonneurs sont avertis de ne pas s'approcher des troupeaux grâce aux panneaux d'information. C'est vrai que c'est beau un troupeau, on a envie de voir de plus près, mais si vous vous faites mordre, il ne faut pas vous plaindre aux tribunaux!! Et le berger subit car il n'a jamais demandé à avoir des patous, ils sont quasiment imposés par la présence du loup.
On se rend compte que même les mesures de protection hormis l'aide berger, ont des effets indésirables autant sur les bêtes, et je ne parle pas seulement des brebis, que sur le milieu. On pourrait se demander quels sont réellement les objectifs de la réserve, pourquoi privilégier un seul animal au détriment de tant d'autres et du milieu. Il ne peut remplacer toute une biodiversité. Comment peut-il valoir plus que d'autres espèces ? Le Tétras Lyre en pâti par exemple, il dépend pour se nourrir d'un milieu ouvert. C'est pourtant une espèce emblématique lui aussi. La baisse de fréquentation du troupeau lié au parcage entraine nécessairement une fermeture du milieu, par la recolonisation des espèces arbustives (Genévrier) puis arborés (Pins à Crochet). Cette fermeture se remarque bien, même si elle n'est pas spécialement due au loup, ses conséquences accentuent surement ce phénomène.
Des moyens considérables sont donc mis en place pour protéger un animal qui fascine et attire surement beaucoup de monde alors qu'il est quasiment impossible à voir. On se demande si cela en vaut vraiment la peine, avec tous ces dommages qui en découlent. Ma réponse est assurément non depuis l'année dernière où j'ai vécu pour la première fois des attaques. Avant j'étais comme beaucoup de personnes, sous le charme de cet animal sauvage, que nos anciens avaient violemment éradiqué. Je pensais qu'il avait sa place dans nos montagnes, que la cohabitation était possible. Mais j'ai très vite mis de coté ces aprioris face à la réalité du terrain, non la cohabitation n'est pas envisageable. Le berger ne peut vivre dans un état de stress à chercher, compter, soigner pendant tout l'été et ce gratuitement, les indemnisations vont à l'éleveur, mais pas au berger. Et ce n'est pas non plus son travail de nourrir les bêtes, de tout faire pour qu’elles mangent bien, qu'elles soient belles, pour au final nourrir le loup !! Car arrêtons de se leurrer, non le loup ne choisi pas les plus faibles mais les plus belles! Et il n'attaque pas que la nuit ou par brouillard, autant de préjugés écologistes qu'il faut oublier. Un vieil homme nous racontait même qu'en 1863 il a tué un jeune garçon qui allait à l'école par un chemin forestier en Chartreuse. On dit pourtant à nos enfants que ce sont des légendes, des histoires pour leur faire peur, en est on vraiment sûr ?
Le métier de berger évolue, les bergers aussi ne sont plus les mêmes, de plus en plus détachés de la réalité par manque de formation valable. J'espère seulement qu'ils ne seront pas tous aussi naïfs pour accepter sans broncher la croissance paraît-il exponentielle d'un tel prédateur.
Témoignage d'une aide bergère ayant travaillé deux saisons à la Grande Cabane (2009 et 2010), avec JP Ricard le berger.
Bosse Céline, le 15/11/2010.